Introduction
Dans Paradigm, essence, existence, creation (updated 6/09/22) nous avons exposé, les différentes approches générales philosophiques de nos rapports avec la nature. Ici nous allons développer, plus spécifiquement, un des points de vue de cette approche
Exposé du problème
Dans son ouvrage, Bouty [1]déclare :
« La science est un produit de l’esprit humain, produit conforme aux lois de notre pensée et adapté au monde extérieur. Elle offre donc deux aspects, l’un subjectif, l’autre objectif, tous deux également nécessaires, car il nous est aussi impossible de changer quoi que ce soit aux lois de notre esprit qu’à celles du monde ».
Bachelard dans son ouvrage [2] cite cette déclaration et la commente ainsi :
« Etrange déclaration métaphysique qui peut aussi bien conduire à une sorte de rationalisme redoublé qui retrouverait, dans les lois du monde, les lois de notre esprit, qu’à un réalisme universel imposant l’invariabilité absolue « aux lois de notre esprit » conçues comme une partie des lois du monde ! »
En effet dans ces propos, deux interprétations sont posées.
- Soit, qu’en tant que partie du monde, notre esprit en incorpore ses lois, c’est ce que Bachelard appelle le réalisme : c’est la nature qui dicte ses lois et celles de notre esprit. C’est l’hypothèse qui paraît la plus naturelle et qui est largement adoptée.
- Soit, la nature n’a pas de lois, c’est notre esprit qui les créé, car il en a besoin pour donner un sens à son existence, en tant que partie de cette nature, et pour disposer de règles créant un ordre dans cette nature, permettant de se comporter efficacement de manière reproductible dans ce monde sans lois. C’est ce que Bachelard appelle le rationalisme dans son commentaire.
- Pour illustrer cela, imaginons que la nature soit représentée par une collection d’objets (et de phénomènes) apparemment disparates: c’est sans doute l’image que l’homme des cavernes se faisait du monde.
- Notre esprit va s’attacher à leur attribuer des caractères (taille, forme couleurs, consistances, symétries, répétitivité, périodicité, et toutes qualités accessibles à nos sens ) et opérer à des classements et des liens et à essayer d’en déduire des règles (lois).
- L’inné vs l’appris
- Notons que cela présuppose des dispositions « structurantes » innées de notre esprit, par rapport au monde sensible, car, d’une part il faut quelque chose pour « amorcer » la possibilité de prise de connaissance et s’il était non structuré, au contact d’un tel monde il ne pourrait que s’imprégner de son caractère disparate, en donner une image « brute ». On sait que notre esprit s’attache a chercher des corrélations ou anti-corrélations, selon de multiples critères, entre les données qu’il acquiert afin d’en faire un ensemble « cohérent ».
- Quelle est la nature de ce que nous appelons « cohérence » et comment cette faculté de recherche de cohérence se trouve dans notre esprit, est-elle innée ou acquise?
- Si elle est innée, elle sera au cœur même de notre pensée et raisonnement et en quelque sorte « invisible » car intégrée structurellement dans notre pensée.
- Si elle est acquise par interaction avec le monde extérieur, alors il on ne s’étonnera pas qu’elle soit adaptée à ce monde extérieur, puisque c’est lui qui nous l’a transmis, ce qui n’exclut pas un mécanisme inné, mais qui n’a pas cette faculté, qui a pu nous la transférer.
- Comme le critère déterminant est l’adéquation de nos actions envers nous mêmes et le monde extérieur, à notre profit, on est tenté de pencher pour une part d’acquisition à partir de monde extérieur, notre esprit étant alors « une auberge espagnole » où on trouve ce qu’on y a mis, l’inné étant alors l’auberge elle-même qui a son importance sur ce qu’on peut y apporter.
- Cette « inné », liée sans doute à des erreurs de retranscription de l’ADN, a été sans doute un caractère de sélection naturelle offrant un « avantage » au Sapiens par rapport à d’autres espèces.
- Bachelard, qui reconnaît qu’il est impossible de séparer totalement rationalisme et réalisme qui semblent avoir une intrication au moins partielle, laisse à penser que l’inné et l’acquis s’entremêlent sans qu’il soit possible de les démèler complètement. Il reconnait, toutefois à l’expérience le « dernier mot » lorsque ces deux approches sont en conflit. Selon lui, la nature a toujours le dernier mot, ce qui revient à relativiser la rationalité de notre esprit. Pour synthétiser cela, il déclare entre autres : « La physique est une métaphysique impure, car elle doit rendre des comptes à l’expérience. »
La première hypothèse ayant été largement commentée, en particulier sur ce site, intéressons-nous à la deuxième hypothèse.
Les lois physiques ne sont-elles qu’une création de notre esprit ?
Dans son article [3] Majid, rappelle que la connaissance du physicien est limitée par son esprit. Le propos est un peu ambigu, car il peut se référer au réalisme avec ses limites, mais il ouvre aussi une fenêtre sur le rationalisme. Cependant nous voyons que le rôle de notre esprit est invoqué dans notre connaissance des lois physiques.
Nous savons qu’une des caractéristiques essentielles de notre esprit est sa »flexibilité », mais les propos de Majid laisse entendre que cette flexibilité n’est pas totale.
Si c’est cette flexibilité qui va lui permettre d’assimiler des connaissances dans son rapport à lui même (le sujet a la capacité de se prendre comme « objet ») aux autres et de manière générale au monde « extérieur », elle est supportée par une structure matérielle, un ensemble structuré de molécules (elles-mêmes, ensemble d’atomes obéissant à des règles physiques) en interaction, cet assemblage étant soumis à des contingences liées à sa nature.
D’ailleurs pour que ce processus d’acquisition et de traitement d’information puisse se produire, comme nous l’avons indiqué, il faut que la structure matérielle de notre esprit incorpore nativement cette possibilité, avant même toute acquisition de connaissance.
Ainsi un bébé, à sa naissance, incorpore d’une part tous les mécanismes vitaux de vie et survie (gestion de la respiration etc.) et même s’il ne sait encore rien du monde extérieur qu’il va découvrir, il est doté manière « câblée » (il l’avait dans son ADN) dans son esprit ce qu’il faut pour « apprendre », même si les mécanismes sommaires au début (essai-erreur-réussite) vont se perfectionner par la suite en particulier lorsqu’il maitrisera le langage.
Nous avons évoqué cet argument à propos des premiers humains dans leur découverte et tentative de compréhension du monde, qui sont d’une certaine manière en situation similaire à celle du nouveau né.
Au niveau de l’esprit, on ne part pas de rien, sinon l’apprentissage peut être chaotique, mais le fait qu’on ne parte pas de rien « biaise » l’objectivité de notre connaissance, car cette structure initiale oriente d’une manière ou d’une autre, sans que nous puissions en avoir conscience, (le fait de l’évoquer n’en révèle pas les rouages secrets) notre connaissance.
Le cas de la mécanique quantique
Wigner, lui, va beaucoup plus loin, car il déclare clairement (à propos de la mécanique quantique) qu’il n’y a pas de lois physiques sans une conscience humaine et que, à ce titre, les lois sont une création de notre esprit.
En effet, dans la présentation qu’on fait de la mécanique quantique, l’état d’un système est défini par une fonction d’onde qui représente une superposition, en général infinie, d’états possibles et c’est par un acte d’une conscience (un expérimentateur) qu’une mesure va être faite, (formellement on applique un opérateur mathématique dépendant du type de mesure qu’on veut effectuer), sur la fonction d’onde, brisant cette superposition, et donnant un état particulier selon des lois de probabilité définies par la théorie.
Il y a bien un acte de conscience qui permet d’acquérir une information d’un type imposé par la conscience, sur le système, ce qui n’est pas passif mais qui « détruit » l’état de superposition du système (effondrement de la fonction d’onde). La mesure a un caractère » destructif « , ce qui d’ailleurs peut être utilisé pour vérifier qu’un message quantique n’a pas été « intercepté ».
Face à l’étrangeté de la situation, Wigner propose une interprétation qui peut paraître radicale. C’est la prise de connaissance d’une mesure par une conscience qui est l’acte fondamental de la mesure, pas l’appareil qui la fait.
Autrement dit ce qu’on appelle l’effondrement de la fonction d’onde lors d’une mesure, le fait que la mesure renvoie une valeur déterminée parmi celles en superposition, ne survient pas au moment où l’appareil fait la mesure mais lorsqu’il entre dans la conscience de l’observateur. Cette hypothèse qui peut paraître « extravagante » à notre esprit est très profonde, car elle fait entrer l’humain dans la théorie qu’il construit. Il est partie intégrante du processus.
Ainsi dans son paradoxe de « l’ami », (mesure indirecte), il va considérer le système « conscience de l’ami observateur + appareil de mesure du système » comme système et lui appliquera les lois de la mécanique quantique.
En effet, sa conviction est que la conscience est nécessaire au processus de mesure de la mécanique quantique et donc que la conscience, en général, doit être une « réalité ultime » selon la philosophie Cogito ergo sum de Descartes : « Tout ce que la mécanique quantique prétend fournir sont des connexions de probabilité entre les impressions subséquentes (aussi appelées « aperceptions « ) de la conscience ».[4]
Si la pensée de Wigner est complexe, et qu’on peut ne pas partager son analyse, sa proposition mérite d’être méditée, car d’une part, l’approche traditionnelle rationaliste est loin de donner totalement satisfaction, d’autre part on ne peut pas exclure la pensée du physicien (sa conscience) de la théorie décrivant la nature.
C’est sans doute en faisant cela qu’on fera progresser la connaissance car on ne peut pas s’abstraire du fait que la science est une activité humaine et, qu’à ce titre, elle en est partie intégrante!
La cosmologie pour exemple
Si Wigner s’est intéressé à la mécanique quantique et ses aspects « particulièrement paradoxaux » on peut aussi considérer d’autres domaines scientifiques.
Une idée répandue, en particulier dans l’étude de la cosmologie, par exemple par sa description chronologique par le modèle standard (Big Bang), auquel on prête un caractère « anthropomorphique » par ailleurs, est que l’univers existerait, même sans humains. Dans ce modèle chronologique, notre apparition est très tardive donc, dans on en déduit que pendant ne phase très longue du récit historique il n’y a pas de conscience pour en rendre compte.
Ceci se présente comme une évidence à l’esprit
C’est un argument bien curieux, parce qu’il est produit par des humains qui estiment leur présence non nécessaire dans la description de l’univers, alors qu’il faut qu’ils existent pour dire cela, au moins au moment où ils le disent!
S’il n’y avait pas d’humains ils ne pourraient rien dire, et pour cause ! L’argument » contient une contradiction interne, ce qui met en doute sa validité !
Par ailleurs, comble de confusion, on attribue un caractère anthropomorphique à l’univers : Une naissance-une vie une mort !
L’univers aurait des caractères humains!
Cela ne résout rien, d’autant que le récit chronologique (Big Bang) n’est qu’une manière de décrire l’univers qui, si elle est pratique opérationnellement, brouille sa nature profonde qui celle d’un espace-temps, comme défini par l’équation d’Einstein quelque chose qui n’a ni début ni fin mais qui, simplement, a une existence.
Il convient donc d’en reprendre l’analyse et sa description dans ce contexte d’espace-temps qui fait table rase du temps et de l’espace comme entités fondamentales.
A suivre ….
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[1] Bouty E. (1908). La Vérité scientifique : sa poursuite, Paris, Ernest Flammarion, coll. « Bibliothèque de philosophie scientifique 27 », 1908, 398 p., 19 cm
[2] -Bachelard G. : (1966). Le nouvel esprit scientifique 9ième édition 1966 ; PUF
[3] -Majid S.(1991), « Principle of Representation-Theoretic Self-Duality », Physics Essays, 4 (3): 395–405, Bibcode:1991PhyEs…4..395M, doi:10.4006/1.3028923 ; Traduction libre en : http://www-cosmosaf.iap.fr/Principe_de_la_representation_theorique.pdf
[4] Voir l’excellent article de Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Paradoxe_de_Wigner