Paul Langevin et l’effet Sagnac (1921)
Jacques Fric[1]– Laboratoire Sphère, Université Paris-Diderot
Rappel historique
La relativité et l’effet Sagnac : Présentation du débat à l’Académie des Sciences en 1921.
Dans le compte-rendu de l’Académie des Sciences, voir CRAS de la séance du 24 octobre 1921 pour l’intégralité de l’article d’E. Picard, les citations ci-dessous sont « en italiques ». L’article est intitulé :
Physique : Quelques remarques sur la théorie de la relativité : Par Emile Picard
Nous en extrayons le paragraphe suivant :
« Pour que la Physique s’engage définitivement dans la voie ouverte par la théorie de la relativité, il faudra probablement que de nombreuses expériences d’un caractère positif aient été effectuées dans les laboratoires. Une expérience, se rattachant aux questions qui nous occupent, fut faite, il y a une dizaine d’années par M. Sagnac. Elle présente quelque analogie avec celle de Michelson, mais elle se passe dans un système auquel on donne un mouvement de rotation. Comme il ne s’agit pas d’un mouvement de translation uniforme, il n’y a pas d’opposition avec la théorie restreinte d’Einstein. Il serait intéressant d’expliquer la belle expérience de M. Sagnac au moyen de la théorie générale de la relativité, en allant jusqu’aux concordances numériques. »
Dans ce paragraphe, Émile Picard s’interroge sur l’expérience de Sagnac où le mouvement de rotation est mis en évidence par un décalage de franges d’interférences1 et tout en convenant qu’il ne s’agit pas d’un mouvement de translation uniforme donc qui ne met pas en cause la relativité restreinte, mais que, à son avis, la relativité générale se doit de l’expliquer. Il poursuivra son commentaire en reconnaissant que si certains points paraissent obscurs ou paradoxaux dans la théorie, de son point de vue ce qui importe ce sont les prédictions que fait cette théorie et qu’on doit la juger en fonction de l’accord de ces prédictions avec les résultats expérimentaux.
Nous voyons que Picard a une vision moderne et objective de l’édifice théorique construit par Einstein. Il est intéressant de noter que nulle part le principe d’équivalence, qui est pourtant la base physique de la théorie, n’est cité.
La réponse de Paul Langevin à Painlevé et Picard : CRAS du 7 novembre 1921
Peu de temps après, dans la séance du 7 novembre 1921, P. Langevin répond dans une note :
“D’intéressantes remarques sur la théorie de la relativité ont été présentées récemment par MM Painlevé et Picard. Je montrerai ultérieurement comment les difficultés soulevées par M. Painlevé ne sont qu’apparentes et comment on peut mettre à profit ses critiques.”
Langevin rappelle que la théorie d’Einstein est la seule qui permet de représenter les faits expérimentaux connus et qui a été capable de prédire des phénomènes inconnus tels que la déviation des rayons lumineux par le Soleil qui a été vérifiée en 1919 (Eddington) et le décalage des raies spectrales dans le champ de gravitation du Soleil. [2]
Il poursuit :
“Pour montrer combien cette synthèse est complète et répondre en même temps au désir exprimé par M. Picard, je vais montrer comment la théorie de la relativité généralisée explique, de manière quantitative, le résultat de l’expérience de M. Sagnac et en donne en même temps l’interprétation le plus simple et la plus conforme à la nature des choses.”
Langevin, qui avait bien compris que les scientifiques français avaient tout intérêt à renouer des liens avec leurs collègues allemands, à l’issue du premier conflit mondial, est le premier à défendre publiquement la théorie d’Einstein au sein de l’Académie.
Dans sa démonstration il fait remarquer que c’est une expérience au premier ordre où toutes les théories de l’optique, mécanique, électromagnétique ou relativiste sont d’accord qualitativement et quantitativement, donc qui ne peut être discriminante, à la différence de celle de Michelson-Morley [3] qui est au second ordre et qui est discriminante, vis-à-vis des théories citées précédemment qui prédisent des résultats différents.
Sans rentrer dans le détail de la démonstration qui suivra, Langevin invoque l’influence sur la propagation de la lumière d’un effet inertiel lié à cette rotation équivalent à un champ de gravitation[4].
Il conclut :
“Cette expérience optique du premier ordre s’apparente ainsi à l’expérience du pendule de Foucault ou à celle du gyroscope et manifeste une fois de plus, depuis Newton, la possibilité de mettre en évidence le mouvement de rotation d’un système matériel par des expériences intérieures au système”.
Paul Langevin répond aux doutes de certains de ses collègues de l’Académie des Sciences qui se demandaient si l’expérience de Sagnac[5] , n’invalidait pas la relativité restreinte, (stipulant qu’on ne pouvait pas détecter le mouvement d’un système inertiel par des expériences internes au système)[6], puisque cette expérience permet de détecter la rotation et d’autre part ils se demandaient ce que prédit la relativité.
Plutôt qu’une solution utilisant les transformations de Lorentz entre référentiels inertiels infinitésimaux tangent à la ligne d’univers, où la solution s’obtient en intégrant les équations, Paul Langevin propose une résolution moderne géométrique du problème à partir de la métrique relativiste et pour montrer qu’au premier ordre la solution relativiste converge avec la solution newtonienne, il va supposer que la vitesse de rotation tangentielle est très petite devant celle de la lumière (1 ± ω ²r²/c² ≈1).
En fait cela utilise le formalisme de la relativité générale, mais n’est pas de la relativité générale, car la gravitation est absente. Ce n’est plus non plus de la relativité restreinte définie par Einstein en 1905, où seuls les référentiels galiléens sont traités et dont la représentation géométrique est donnée par l’espace-temps de Minkowski avec son groupe de 10 transformations. Pour des mouvements non inertiels, il faut opérer dans un espace-temps affin. Il y a un débat de terminologie, mais on peut considérer que c’est une « extension » de la relativité restreinte.
Langevin fait d’ailleurs observer que cette expérience qui comporte un résultat au premier ordre est moins discriminante vis à vis des théories qu’elle permet de vérifier que celle de Michelson qui est une expérience au deuxième ordre.
Exposé de sa démonstration (généralisée).
Pour répondre aux objections de ses collègues, P. Langevin n’avait besoin que d’un résultat au premier ordre. Mais sa méthode est générale et s’il s’en tient au premier ordre, c’est pour faire une démonstration en quelques lignes. Nous utiliserons des coordonnées polaires (c’est un problème à 2 dimensions spatiales) plus pratiques que les coordonnées cartésiennes qu’il utilise dans sa démonstration.
Le résultat au premier ordre sera retrouvé en faisant la même approximation que lui, mais à partir du résultat général.
Métrique de Minkowski associée au référentiel (R0), extérieur à l’instrument :
ds² = c²dt² -r²dΦ² [1]
Métrique sur le repère (R1) en co-rotation de vitesse angulaire ω, associé à l’instrument :
ds² = (c²-ω ²r²) dt² – 2ω .r²dt.(dφ) – r².(dφ)² [2]
car : (Φ) = (φ) + ω .t
On note que la coordonnée t est commune à [1] et [2] et que dans [1], t est le temps propre d’un observateur statique.
Pour un photon ds² = 0, [2] s’écrit :
(c²-ω ²r²) dt² – 2ωr²dt.dφ – r²dφ²= 0 [3]
On considère [3] comme une équation du second degré en dt. Ceci donne pour les 2 racines :
dt = (dφ) [(ωr²/c²) +/- (r/c)] / (1 – ω ²r²/c²) [4]
L’une des racines correspond au photon en co-rotation et l’autre à un photon en contre-rotation.
En intégrant[7] φ de 0 à 2π, où A = π.r² est l’aire du disque et L= 2πr est le périmètre du cercle, on obtient :
t = [(2πωr²)/c² +/- L/c]/ (1 – ω ²r²/c²) = [(2ωA)/c² +/- L/c] / (1- ω ²r²/c²) [5]
t est la coordonnée temps de la métrique, qui est aussi le temps propre de l’observateur « extérieur statique » dans le repère R0. C’est ce que devrait constater un observateur extérieur à l’instrument en rotation.
Comme l’instrument (l’interféromètre) est sur la plateforme en rotation, (expérience interne au système), c’est le temps propre τ de l’observateur (virtuel) qui serait attaché au repère tournant qui va intervenir dans la mesure. Avec φ = constante, [2] devient :
dτ ² = ds²/c² = (1 – ω ²r²/c²) dt² [6]
Soit dτ = dt (1 – ω ²r²/c²)1/2 ce qui, en intégrant donne :
τ = t (1 – ω ²r²/c²)1/2 [7]
En reportant dans [5]
τ = = [(2ωA)/c² +/- L/c] / (1- ω²r²/c²)1/2 [8]
donc la différence Δτ entre le temps de parcours τ1 d’un photon en co-rotation et celui d’un photon en contre-rotation τ2 dans le repère (R1) solidaire de la plateforme en rotation vaut :[8]
|τ1 -τ2 | =Δτ = [(4ωA)/c²] / (1 – ω ²r²/c²)1/2
C’est ce que devait constater (mesurer avec son horloge ou en observant les franges d’interférences) un observateur solidaire de l’instrument en rotation.
Si on néglige ω ²r²/c² << 1, on obtient alors le résultat au premier ordre qui est identique à celui donné par la mécanique newtonienne
Δτ1st = = [(4ωA)/c²]
C’est le résultat du calcul fait par Paul Langevin qui a pris en compte cette approximation au premier ordre dès le début dans son article.
[1] Item supprimé
[2] Cet effet n’avait pas été vérifié quand P. Langevin publie son article. Il a d’abord été vérifié en laboratoire en 1960 (Harvard), puis observé sur des naines blanches et enfin sur le Soleil en 1991 (précision de 2 %), la turbulence de sa photosphère rendant la mesure délicate. Merci à Nathalie Deruelle pour cette précision.
[3] Il fait le parallèle avec l’expérience de Michelson Morley où aucun mouvement “absolu” n’avait été mis en évidence par l’expérience ce qui avait conforté le fondement de la relativité restreinte. Ici une expérience semble mettre en évidence cette rotation lui conférant un caractère “absolu” en contradiction avec les hypothèses relativistes.
[4] Langevin invoque, sans le nommer, implicitement le principe d’équivalence, assimilant une accélération cinématique à l’action d’un champ gravitationnel. En fait ce n’est pas de la relativité générale (il n’y a pas de champ gravitationnel) mais plutôt une version préliminaire (incorrecte) de la relativité générale qu’avait proposé Einstein en 1907, voir Einstein (1907) chapitre V » Principe de Relativité et Gravitation », où il évoque pour la première fois, sans le nommer, le principe d’équivalence. Mais pour un résultat au premier ordre cela fait l’affaire.
[5] Plateforme faisant interférer, par un jeu de miroirs, deux faisceaux lumineux de directions opposées, montées sur un disque en rotation.
[6] Comme cela a été dit, un système en rotation n’est pas un système inertiel, donc que le principe de relativité restreinte ne s’applique pas.
[7]La constante d’intégration peut être ignorée car elle s’élimine.dans le calcul final.
[8] Il faut faire la somme algébrique, car l’orientation du temps est prise en compte.